FANTAISIE CRÉOLE 

Or, la pourpre vêt la véranda rose 
Au motif câlin d'une mandoline, 
En des sangs de soir, aux encens de rose, 
Or, la pourpre vêt la véranda rose. 

Parmi les eaux d'or des vases d'Égypte, 
Se fanent en bleu, sous les zéphirs tristes, 
Des plants odorants qui trouvent leur crypte 
Parmi les eaux d'or des vases d'Égypte. 

La musique embaume et l'oiseau s'en grise ; 
Les cieux ont mené leurs valses astrales ; 
La Tendresse passe au bras de la brise ; 
La musique embaume, et l'âme s'en grise. 

Et la pourpre vêt la véranda rose, 
Et dans l'Éden de sa Louisiane, 
Parmi le silence, aux encens de rose, 
La créole dort en un hamac rose. 





LES BALSAMINES 

En un fauteuil sculpté de son salon ducal, 
La noble Viennoise, en gaze violette, 
De ses doigts ivoirins pieusement feuillette 
Le vélin s'élimant d'un missel monacal. 

Et sa mémoire évoque, en rêve musical, 
Ce pauvre guitariste aux yeux où se reflète 
Le pur amour de l'art, qui, près de sa tablette, 
Venait causer, humant des fleurs dans un bocal. 

La lampe au soir vacille et le vieux Saxe sonne ; 
Son livre d'heures épars, Madame qui frisonne 
Regagne le grand lit d'argent digne des rois. 

Des pleurs mouillent ses cils... Au fier blason des portes 
Quand l'aube eut reflambé, sur le tapis hongrois 
Le missel révélait des balsamines mortes... 





LE ROI DU SOUPER 

Grave en habit luisant, un grand nègre courbé, 
Va, vient de tous côtés à pas vifs d'estafette : 
Le paon truffé qui fume envole la bouffette 
Du clair plateau d'Argent jusqu'au plafond bombé. 

Le triomphal service au buffet dérobé, 
Flambe. Toute la salle en lueur d'or s'est faite ; 
À la table massive ils sont là pour la fête, 
Tous, depuis le grand-oncle au plus petit bébé. 

Soudain, la joie éclate et brille, franche et belle : 
Le dernier-né, bambin qui souvent rebelle, 
Se pose sur la nappe où fleurit maint détail. 

On applaudit. Sambo pâmé s'en tient les hanches, 
Cependant que, voilant son chef sous l'éventail, 
Grand'mère essuie un peu ses deux paupières blanches. 





PAYSAGE FAUVE 

Les arbres comme autant de vieillards rachitiques, 
Flanqués vers l'horizon sur les escarpements, 
Ainsi que des damnés sous le fouet des tourments, 
Tordent de désespoir leurs torses fantastiques. 

C'est l'Hiver ; c'est la Mort ; sur les neiges arctiques, 
Vers le bûcher qui flambe aux lointains campements, 
Les chasseurs vont frileux sous leurs lourds vêtements, 
Et galopent, fouettant leurs chevaux athlétiques. 

La bise hurle ; il grêle ; il fait nuit, tout est sombre ; 
Et voici que soudain se dessine dans l'ombre 
Un farouche troupeau de grands loups affamés ; 

Ils bondissent, essaims de fauves multitudes, 
Et la brutale horreur de leurs yeux enflammés, 
Allume de points d'or les blanches solitudes. 



ÉVENTAIL 

Dans le salon ancien à guipure fanée 
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon, 
Tout peint de grands lys d'or, ce glorieux chiffon 
Survit aux bals défunt des dames de lignée. 

Mais, ô deuil triomphal ! l'autruche surannée 
S'effrange sous les pieds de bronze d'un griffon, 
Dans le salon ancien à guipure fanée 
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon. 

Parfois, quand l'heure vibre en sa ronde effrénée, 
L'éventail tout à coup revit un vieux frisson, 
Tellement qu'on croirait qu'il évente au soupçon 
Des doigts mystérieux d'une morte émanée, 

Dans le salon ancien à guipure fanée. 





L'ANTIQUAIRE 

Entre ses doigts osseux roulant une ample bague, 
L'antiquaire, vieux Juif d'Alger ou de Maroc, 
Orfèvre, bijoutier, damasquineur d'estoc, 
Au fond de la boutique erre, pause et divague. 

Puis, les lampes de fer que frôle l'ombre vague 
S'approchant tout fiévreux, le moderne Shylock 
Recule, horrifié. Rigide comme un bloc 
Il semble au coeur souffrir de balafres de dague. 

Malheur ! Ce vieil artiste a trop tard constaté 
Que l'anneau Louis XIV à fou prix acheté 
N'est qu'un bibelot vil où rit l'infâme fraude. 

C'est pourquoi, sous le flot des lustres miroitants, 
L'horrible et fauve jet de son oeil filtre et rôde 
Dans la morne pourpreur des rubis éclatants. 




LES CAMÉLIAS 

Dans le boudoir tendu de choses de Malines 
Tout est désert ce soir, Emmeline est au bal. 

Seuls, des Camélias, en un glauque bocal 
Ferment languissamment leurs prunelles câlines. 

Sur des onyx épars, des bijoux et des bagues 
Croisent leurs maints reflets dans des boîtes d'argent. 

Tout pleure cette Absente avec des plaintes vagues. 
Le perroquet digère un long spleen enrageant. 

Le Saxe tinte. Il est aube. Sur l'escalier 
Chante un pas satiné dans le frisson des gazes. 

Tout s'éveille alourdi des nocturnes extases. 
La maîtresse s'annonce au doux bruit du soulier. 

Sa main effeuille, lente, un frais bouquet de roses ; 
Ses regards sont voilés d'une aurore de pleurs. 

Au bal elle a connu les premières douleurs, 
Et sa jeunesse songe au vide affreux des choses, 

Devant la sèche mort des Camélias roses. 




LE SAXE DE FAMILLE 

Donc, ta voix de bronze est éteinte ; 
Te voilà muet à jamais ! 
L'heure plus ne vibre ou ne tinte 
Dans la grand'salle que j'aimais, 

Où je venais après l'étude, 
Fumer le soir, rythmant des vers, 
Où l'abris du monde pervers 
Éternisait ma solitude. 

Sur le buffet aux tons noircis 
De chêne très ancien, ton ombre 
Lamente-t-elle, Saxe sombre, 
Toute une époque de soucis ? 

Serait-ce qu'un chagrin qui tue 
T'a harcelé comme un remords, 
Ô grande horloge qui t'es tue 
Depuis que les parents sont morts ? 



LE SOULIER DE LA MORTE 

Ce frêle soulier gris et or, 
Aux boucles de soie embaumée, 
Tel un mystérieux camée, 
Entre mes mains, ce soir, il dort. 

Tout à l'heure je le trouvai 
Gisant au fond d'une commode... 
Petit soulier d'ancienne mode, 
Soulier du souvenir... Ave ! - 

Depuis qu'elle s'en est allée, 
Menée aux marches de Chopin, 
Dormir pour jamais sous ce pin 
Dans la froide et funèbre allée, 

Je suis resté toute l'année 
Broyé sous un fardeau de fer, 
À vivre ainsi qu'en enfer, 
Comme une pauvre âme damnée. 

Et maintenant, coeur plein de noir, 
Cette vigile de décembre, 
Je le trouve au fond de ma chambre, 
Soulier que son pied laissa choir. 

Celui-là seul me fut laissé, 
L'autre est sans doute chez les anges... 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Et moi je cours pieds nus les fanges... 
Mon âme est un soulier percé. 



VIEILLE ROMANESQUE 

Près de ses pots de fleurs, à l'abris des frimas, 
Assise à la fenêtre, et serrant autour d'elle 
Son châle japonais, Mademoiselle Adèle 
Comme à vingt ans savoure un roman de Dumas. 

Tout son boudoir divague en bizarre ramas, 
Cloître d'anciennetés, dont elle est le modèle ; 
Là s'incrusta l'émail de son culte fidèle : 
Vases, onyx, portraits, livres de tous formats. 

Sur les coussins épars, un vieux matou de Perse 
Ronronne cependant que la vieille disperse 
Aux feuillets jaunissants les ennuis de son coeur. 

Mais elle ne voit pas, en son rêve attendrie, 
Dans la rue, un passant au visage moqueur... 
Le joueur glorieux d'orgue de Barbarie ! 



VIEILLE ARMOIRE 

Dors, fouillis vénéré de vieilles porcelaines 
Froides comme des yeux de morts, tous clos, tous froids, 
Services du Japon qui disent l'autrefois 
De maints riches repas de belles châtelaines ! 

Ton bois a des odeurs moites d'anciennes laines, 
Parfums de choses d'or aux fragiles effrois ; 
Tes tasses ont causé sur des lèvres de rois 
De leurs Hébés, de leurs images peintes, pleines 

De pastels lumineux, de vieux jardins fleuris, 
Arabesque où le ciel avait de bleus souris... 
Reliquaire d'antan, ô grande, ô sombre armoire ! 

Hier, quand j'entr'ouvris tes portes de bois blond, 
Je crus y voir passer la spectrale mémoire 
De couples indistincts menés au réveillon. 



POTICHE 

C'est un vase d'Égypte à riche ciselure, 
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés : 
De profil on y voit, souple, les reins cambrés, 
Une immobile Isis tordant sa chevelure. 

Flambantes, des nefs d'or se glissent sans voilure 
Sur une eau d'argent plane aux tons de ciel marbrés : 
C'est un vase d'Égypte à riche ciselure 
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés. 

Mon âme est un potiche où pleurent, dédorés, 
De vieux espoirs mal peints sur sa fausse moulure ; 
Aussi j'en souffre en moi comme d'une brûlure, 
Mais le trépas bientôt les aura tous sabrés... 

Car ma vie est un vase à pauvre ciselure.