écrivain français

( 1900-1977 )

Neuilly-sur-Seine  
Omonville - la - Petite  (Manche)

 

Dans ma maison

Dans ma maison vous viendrez
D'ailleurs ce n'est pas ma maison
Je ne sais pas à qui elle est
Je suis entré comme ça un jour
Il n'y avait personne
Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc
Je suis resté longtemps dans cette maison
Personne n'est venu
Mais tous les jours et tous les jours
Je vous ai attendu

Je ne faisais rien
C'est-à-dire rien de sérieux
Quelque fois le matin
Je poussais des cris d'animaux
Je gueulais comme un âne
De toute mes forces
Et cela me faisait plaisir
Et puis je jouais avec mes pieds
C'est très intelligent les pieds
Ils vous emmènent très loin
Quand vous voulez aller très loin
Et puis quand vous ne voulez pas sortir
Ils restent là ils vous tiennent compagnie
Et quand il y a de la musique ils dansent
On ne peut pas danser sans eux
Il faut être bête comme l'homme l'est souvent
Pour dire des choses aussi bêtes
Que bête comme ses pied gai comme un pinson
Le pinson n'est pas gai
Il est seulement gai quand il est gai
Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste
Est-ce qu'on sait ce que c'est un pinson
D'ailleurs il ne s'appelle pas réellement comme ça
C'est l'homme qui a appelé cet oiseau comme ça
Pinson pinson pinson pinson

Comme c'est curieux les noms
Martin Hugo de son prénom
Bonaparte Napoléon de son prénom
Pourquoi comme ça et pas comme ça
Un troupeau de Bonapartes passe dans le désert
L'empereur s'appelle Dromadaire
Il a un cheval caisse et des tiroirs de course
Au loin galope un homme qui n'a que trois prénoms
Il s'appelle Tim-Tam-Tom et n'a pas de grand nom
Un peu plus loin encore il y a n'importe quoi
Et puis qu'est-ce que ça peut faire tout ça

Dans ma maison tu viendras
Je pense à autre chose mais je ne pense qu'à ça
Et quand tu seras entrée dans ma maison
Tu enlèveras tous tes vêtements
Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge
Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc
Et puis tu te coucheras et je me coucherais près de toi
Voilà
Dans ma maison qui n'est pas ma maison tu viendras.

 

L'AUTRUCHE

----Lorsque le Petit Poucet abandonné dans la forêt sema des cailloux pour retrouver son chemin, il ne se doutait pas qu'une autruche le suivait et dévorait les cailloux un à un.
----C'est la vraie histoire celle-là, c'est comme ça que c'est arrivé...
----Le fils Poucet se retourne: plus de cailloux!
----Il est définitivement perdu, plus de cailloux, plus de retour, plus de maison; plus de papa-maman.
----«C'est désolant», se dit-il entre ses dents. 
----Soudain, il entend rire et puis le bruit des cloches et le bruit d'un torrent, des trompettes, un véritable orchestre, un orage de bruits, une musique brutale, étrange mais pas du tout désagréable et tout à fait nouvelle pour lui. Il passe alors la tête à travers le feuillage et voit l'autruche qui danse, qui le regarde, s'arrête de danser et lui dit:
----L'autruche: «C'est moi qui fait ce bruit, je suis heureuse, j'ai un estomac magnifique, je peux manger n'importe quoi.
----Ce matin, j'ai mangé deux cloches avec leur battant, j'ai mangé deux trompettes, trois douzaines de coquetiers, j'ai mangé une salade avec son saladier, et les cailloux blancs que tu semais, eux aussi, je les ai mangés. Monte sur mon dos, je vais très vite, nous allons voyager ensemble.» 
----«Mais, dit le fils Poucet, mon père et ma mère je ne les verrai plus ?»

----L'autruche: «S'ils t'ont abandonné, c'est qu'ils n'ont pas envie de te revoir de sitôt.» 
----Le Petit Poucet: « Il y a sûrement du vrai dans ce que vous dites, madame l'Autruche.»
----L'autruche: «Ne m'appelle pas madame, ça me fait mal aux ailes, appelle-moi Autruche tout court.»
----Le Petit Poucet: «Oui, Autruche, mais tout de même, ma mère, n'est-ce pas !»
----L'autruche (en colère): «N'est-ce pas quoi ? Tu m'agaces à la fin et puis, veux-tu que je te dise, je n'aime pas beaucoup ta mère, à cause de cette manie qu'elle a de mettre toujours des plumes d'autruche sur son chapeau...»
----Le fils Poucet: «Le fait est que ça coûte cher... mais elle fait toujours des dépenses pour éblouir les voisins.»
----L'autruche: «Au lieu d'éblouir les voisins, elle aurait mieux fait de s'occuper de toi, elle te giflait quelquefois.»
----Le fils Poucet: «Mon père aussi me battait.» 

----L'autruche: «Ah, monsieur Poucet te battait, c'est inadmissible. les enfants ne battent pas leurs parents, pourquoi les parents battraient-ils leurs enfants ? D'ailleurs monsieur Poucet n'est pas très malin non plus, la première fois qu'il a vu un œuf d'autruche, sais-tu ce qu'il a dit ?»
----Le fils Poucet: «Non.» 
----L'autruche: «Eh bien, il a dit: "Ça ferait une belle omelette !"
----Le fils Poucet (rêveur): «Je me souviens, la première fois qu'il a vu la mer, il a réfléchi quelques secondes et puis il a dit: "Quelle grande cuvette, dommage qu'il n'y ait pas de ponts."
«Tout le monde a ri mais moi j'avais envie de pleurer, alors ma mère m'a tiré les oreilles et m'a dit: "Tu ne peux pas rire comme les autres quand ton père plaisante!"
Ce n'est pas ma faute, mais je n'aime pas les plaisanteries des grandes personnes...»

----L'autruche: «... Moi non plus, grimpe sur mon dos, tu ne reverras plus tes parents, mais tu verras du pays.»
----«Ça va», dit le petit Poucet et il grimpe.
----Au grand triple galop l'oiseau et l'enfant démarrent et c'est un très gros nuage de poussière.
----Sur le pas de leur porte, les paysans hochent la tête et disent: «Encore une de ces sales automobiles!»
----Mais les paysannes entendent l'autruche qui carillonne en galopant: 
«Vous entendez les cloches, disent-elles en se signant, c'est une église qui se sauve, le diable sûrement court après.»

Et tous de se barricader jusqu'au lendemain matin, mais le lendemain, l'autruche et l'enfant sont loin.

 

 

IN MEMORIAM

Il est interdit de faire de la musique plus de vingt-quatre heures par jour
ça finira par me faire du tort
Hier au soir un Hindou amnésique
a mis tous mes souvenirs dans une grosse boule en or
et la boule a roulé au fond d’un corridor
et puis dans l’escalier elle a dégringolé
renversant un monsieur
devant la loge de la concierge
un monsieur qui voulait dire son nom en rentrant
Et la boule lui a jeté tous mes souvenirs à la tête
et il a dit mon nom à la place du sien
et maintenant
me voilà tranquille pour un bon petit bout de temps
Il a tout pris pour lui
je ne me souviens de rien
et il est parti sangloter sur la tombe de mon grand-père paternel
le judicieux éleveur de sauterelles
l’homme qui ne valait pas grand chose mais qui n’avait peur de rien
et qui portait des bretelles mauves
Sa femme l’appelait grand vaurien
ou grand saurien peut-être
oui c’est cela je crois bien grand saurien
ou autre chose
est-ce que je sais
est-ce que je me souviens
Tout ça futilités fonds de tiroirs miettes et gravats de ma mémoire
Je ne connais plus le fin mot de l’histoire

Et la mémoire
comment est-elle faite la mémoire
de quoi a-t-elle l’air
de quoi aura-t-elle l’air plus tard
la mémoire
Peut-être qu’elle était verte pour les souvenirs de vacances
peut-être que c’est devenu maintenant un grand panier d’osier sanglant
avec un petit monde assassiné dedans
et une étiquette avec le mot Haut
avec le mot Bas
et puis le mot Fragile en grosses lettres rouges
en bleues
ou mauves
pourquoi pas mauves
enfin grises et roses
puisque j’ai le choix maintenant.

(La Pluie et le beau temps)
Gallimard, 1955

 

LA COULEUR LOCALE

Comme il est beau ce petit paysage
Ces deux rochers ces quelques arbres
et puis l'eau et puis le rivage
comme il est beau
Très peu de bruit un peu de vent
et beaucoup d'eau
C'est un petit paysage de Bretagne
il peut tenir dans le creux de la main
quand on le regarde de loin
Mais si on s'avance
on ne voit plus rien
on se cogne sur un rocher
ou sur un arbre
on se fait mal c'est malheureux
Il y a des choses qu'on peut toucher de près
d'autres qu'il vaut mieux regarder d'assez loin
mais c'est bien joli tout de même
Et puis avec ça
le rouge des roses rouges et le bleu des bluets
le jaune des soucis le gris des petits gris
toute cette humide et tendre petite sorcellerie
et le rire éclatant de l'oiseau paradis
et ces chinois si gais si tristes et si gentils…
Bien sûr
c'est un paysage de Bretagne
un paysage sans roses roses
sans roses rouges
un paysage gris sans petit gris
un paysage sans chinois sans oiseau paradis
Mais il me plaît ce paysage-là
et je peux bien lui faire cadeau de tout cela
Cela n'a pas d'importance n'est-ce pas
et puis peut être que ça lui plaît
à ce paysage-là
La plus belle fille du monde
ne peut donner que ce qu'elle a
La plus belle fille du monde
je la place aussi dans ce paysage-là
et elle s'y trouve bien
elle l'aime bien
Alors il lui fait de l'ombre
et puis du soleil
dans la mesure de ses moyens
et elle reste là
et moi aussi je reste là
près de cette fille-là
A côté de nous il y a un chien avec un chat
et puis un cheval
et puis un ours brun avec un tambourin
et plusieurs animaux très simples dont j'ai oublié le nom
Il y a aussi la fête
des guirlandes des lumières des lampions
et l'ours brun tape sur son tambourin
et tout le monde dans une danse
tout le monde chante une chanson.

(Spectacle, 1949)

 

LE DÉSESPOIR EST ASSIS SUR UN BANC

Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l'écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l'entendait pas
Il faut passer et presser le pas
Si vous le regardez
Si vous l'écoutez
Il vous fait signe et rien personne
Ne peut vous empêcher d'aller vous asseoir près de lui
Alors il vous regarde et sourit
Et vous souffrez atrocement
Et l'homme continue de sourire
Et vous souriez du même sourire
Exactement
Plus vous souriez plus vous souffrez
Atrocement
Plus vous souffrez plus vous souriez
Irrémédiablement
Et vous restez là
Assis figé
Souriant sur le banc
Des enfants jouent tout près de vous
Des passants passent
Tranquillement
Des oiseaux s'envolent
Quittant un arbre
Pour un autre
Et vous restez là
Sur le banc
Et vous savez vous savez
Que jamais plus vous ne jouerez
Comme ces enfants
Vous savez que jamais plus vous ne passerez
Tranquillement
Comme ces passants
Que jamais plus vous ne vous envolerez
Quittant un arbre pour un autre
Comme ces oiseaux.

 

LE TEMPS PERDU

Devant la porte de l'usine
le travailleur soudain s'arrête
le beau temps l'a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l'œil
familièrement
Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c'est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ?

 

LES ENFANTS QUI S' AIMENT

Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout
Contre les portes de la nuit
Et les passants qui passent les désignent du doigt
Mais les enfants qui s'aiment
Ne sont là pour personne
Et c'est seulement leur ombre
Qui tremble dans la nuit
Excitant la rage des passants
Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie
Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
Bien plus haut que le jour
Dans l'éblouissante clarté de leur premier amour

 

LES FEUILLES MORTES

Oh, je voudrais tant que tu te souviennes,
Des jours heureux quand nous étions amis,
Dans ce temps là, la vie était plus belle,
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Tu vois je n'ai pas oublié.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi,
Et le vent du nord les emporte,
Dans la nuit froide de l'oubli.
Tu vois, je n'ai pas oublié,
La chanson que tu me chantais...

C'est une chanson, qui nous ressemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Nous vivions, tous les deux ensemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Et la vie sépare ceux qui s'aiment,
Tout doucement, sans faire de bruit.
Et la mer efface sur le sable,
Les pas des amants désunis.
Nous vivions, tous les deux ensemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Et la vie sépare ceux qui s'aiment,
Tout doucement, sans faire de bruit.
Et la mer efface sur le sable,
Les pas des amants désunis...

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi
Mais mon amour silencieux et fidèle
Sourit toujours et remercie la vie
Je t'aimais tant, tu étais si jolie,
Comment veux-tu que je t'oublie ?
En ce temps-là, la vie était plus belle
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Tu étais ma plus douce amie
Mais je n'ai que faire des regrets
Et la chanson que tu chantais
Toujours, toujours je l'entendrai !

 

POUR PEINDRE UN OISEAU

Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile
Pour l’oiseau
Placer ensuite la toile contre un arbre
Dans un jardin
Dans un bois
Ou dans une forêt
Se cacher derrière l’arbre
Sans rien dire
Sans bouger…

Parfois l’oiseau arrive vite
Mais il pourrait aussi mettre de longues années
Avant de se décider
Ne pas se décourager
Attendre
Attendre s’il le faut pendant des années
La vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
N’ayant aucun rapport
Avec la réussite du tableau

Quand l’oiseau arrive
S’il arrive
Observer le plus profond silence
Attendre que l’oiseau entre dans la cage
Et quand il est entré
Fermer doucement la porte avec un pinceau
Puis effacer un à un tous les barreaux
En ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau

Faire ensuite le portrait de l’arbre
En choisissant la plus belle de ses branches
Pour l’oiseau
Peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
La poussière du soleil
Et les bruits des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
Et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
C’est mauvais signe
Signe que le tableau est mauvais
Mais s’il chante c’est bon signe
Signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
Une des plumes de l’oiseau
Et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.

 

FLEURS ET COURONNE

Homme
Tu as regardé la plus triste
la plus morne de toutes les fleurs de la terre 
Et comme aux autres fleurs tu lui as donné un nom 
Tu l'as appelée Pensée. 
Pensée 
C'était comme on dit bien observé 
Bien pensé 
Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais 
Tu les as appelées immortelles... 
C'était bien fait pour elles... 
Mais le lilas tu l'as appelé lilas 
Lilas c'était tout à fait ça 
Lilas... Lilas... 
Aux marguerites tu as donné un nom de femme 
Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur 
C'est pareil. 
L'essentiel c'était que ce soit joli 
Que ça fasse plaisir... 
Enfin tu as donné les noms simples
à toutes les fleurs simples 
Et la plus grande la plus belle 
Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misère 
Celle qui se dresse à côté des vieux ressorts rouillés 
A côté des vieux chiens mouillés 
A côte des vieux matelas éventrés 
A côté des baraques de planches où vivent les sous-alimentés 
Cette fleur tellement vivante 
Toute jaune toute brillante 
Celle que les savants appellent Hélianthe 
Toi tu l'as appelée soleil 
...Soleil... 
Hélas! hélas! hélas et beaucoup de fois hélas! 
Qui regarde le soleil hein ? 
Qui regarde le soleil ? 
Personne ne regarde plus le soleil 
Les hommes sont devenus ce qu'ils sont devenus 
Des hommes intelligents... 
Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière 
Ils se promènent en regardant par terre 
Et ils pensent au ciel 
Ils pensent... Ils pensent... ils n'arrêtent pas de penser... 
Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes 
Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées 
Les immortelles et les pensées 
Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets 
Ils se traînent 
A grand-peine
Dans les marécages du passé
Et ils traînent... ils traînent leurs chaînes
Et ils traînent les pieds au pas cadencé...
Ils avancent à grand-peine
Enlisés dans leurs champs-élysées
Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire
Oui ils chantent
A tue-tête
Mais tout ce qui est mort dans leur tête
Pour rien au monde ils ne voudraient l'enlever
Parce que
Dans leur tête
Pousse la fleur sacrée
La sale maigre petite fleur
La fleur malade 
La fleur aigr e 
La fleur toujours fanée
La fleur personnelle...
...La pensée...

 

CHANSON POUR CHANTER À TUE-TÊTE 
ET À CLOCHE-PIED


Un immense brin d'herbe
Une toute petite forêt
Un ciel tout à fait vert
Et des nuages en osier
Une église dans une malle
La malle dans un grenier
Le grenier dans une cave
Sur la tour d'un château
Le château à cheval
A cheval sur un jet d'eau
Le jet d'eau dans un sac
A côté d'une rose
La rose d'un fraisier
Planté dans une armoire
Ouverte sur un champ de blé
Un champ de blé couché
Dans les plis d'un miroir
Sous les ailes d'un tonneau
Le tonneau dans un verre
Dans un verre à Bordeaux
Bordeaux sur une falaise
Où rêve un vieux corbeau
Dans le tiroir d'une chaise
D'une chaise en papier
En beau papier de pierre
Soigneusement taillé
Par un tailleur de verre
Dans un petit gravier
Tout au fond d'une mare
Sous les plumes d'un mouton
Nageant dans un lavoir
A la lueur d'un lampion
Éclairant une mine
Une mine de crayons
Derrière une colline
Gardée par un dindon
Un gros dindon assis
Sur la tête d'un jambon
Un jambon de faïence
Et puis de porcelaine
Qui fait le tour de France
A pied sur une baleine
Au milieu de la lune
Dans un quartier perdu
Perdu dans une carafe
Une carafe d'eau rougie
D'eau rougie à la flamme
A la flamme d'une bougie
Sous la queue d'une horloge
Tendue de velours rouge
Dans la cour d'une école
Au milieu d'un désert
Où de grandes girafes
Et des enfants trouvés
Chantent chantent sans cesse
A tue-tête à cloche-pied
Histoire de s'amuser
Les mots sans queue ni tête
Qui dansent dans leur tête
Sans jamais s'arrêter

Et on recommence
Un immense brin d'herbe
Une toute petite forêt...
................................ 

etc., etc., etc.

 

DÉJEUNER DU MATIN

Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s'est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis
Son manteau de pluie
Parce qu'il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré.

 

EN ÉTÉ COMME EN HIVER

En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l'homme dont les souliers prennent l'eau
regarde au loin les bateaux.

Près de lui un imbécile
un monsieur qui a de quoi
tristement pêche à la ligne
Il ne sait pas trop pourquoi
il voit passer un chaland
et la nostalgie le prend
Il voudrait partir aussi
très loin au fil de l'eau
et vivre une nouvelle vie
avec un ventre moins gros.

En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l'homme dont les souliers prennent l'eau
regarde au loin les bateaux.

Le brave pêcheur à la ligne
sans poissons rentre chez lui
Il ouvre une boîte de sardines
et puis se met à pleurer
Il comprend qu'il va mourir
et qu'il n'a jamais aimé
Sa femme le considère
et sourit d'un air pincé
C'est une très triste mégère
une grenouille de bénitier.

En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l'homme dont les souliers prennent l'eau
regarde au loin les bateaux.

Il sait bien que les chalands
sont de grands taudis flottants
et que la baisse des salaires
fait que les belles marinières
et leurs pauvres mariniers
promènent sur les rivières
toute une cargaison d'enfants
abîmés par la misère
en été comme en hiver
et par n'importe quel temps.

(Spectacle)

 

ENFANTS DE LA HAUTE VILLE

Enfants de la haute ville
filles des bas quartiers
le dimanche vous promène
dans la rue de la Paix
Le quartier est désert
les magasins fermés
Mais sous le ciel gris souris
la ville est un peu verte
derrière les grilles des Tuileries
Et vous dansez sans le savoir
vous dansez en marchant
sur les trottoirs cirés
Et vous lancez la mode
sans même vous en douter
Un manteau de fou rire
sur vos robes imprimées
Et vos robes imprimées
sur le velours potelé
de vos corps amoureux
tout nouveaux tout dorés

Folles enfants de la haute ville
ravissantes filles des bas quartiers
modèles impossibles à copier
cover-girls
colored girls
de la Goutte d'Or ou de Belleville
de Grenelle ou de Bagnolet.

Histoires (1946)

 

FÊTE FORAINE

Heureux comme la truite remontant le torrent

Heureux le coeur du monde
Sur son jet d'eau de sang
Heureux le limonaire
Hurlant dans la poussière
De sa voix de citron
Un refrain populaire
Sans rime ni raison
Heureux les amoureux
Sur les montagnes russes
Heureuse la fille rousse
Sur son cheval blanc
Heureux le garçon brun
Qui l'attend en souriant
Heureux cet homme en deuil
Debout dans sa nacelle
Heureuse la grosse dame
Avec son cerf-volant
Heureux le vieil idiot
Qui fracasse la vaisselle
Heureux dans son carrosse
Un tout petit enfant
Malheureux les conscrits
Devant le stand de tir
Visant le coeur du monde
Visant leur propre coeur
Visant le coeur du monde
En éclatant de rire.

 

GRIFOUILLIS
dans le fouillis gris

La douleur
des fois c'est à vomir, trop à voir, à ressentir,
mon cœur a mal à la tête et ma tête a
des haut-le-cœur.
Mais les amibes de nos amis sont nos amibes, et
quand ceux que j'aime s'abîment et tombent
dans leurs petits abîmes, avec eux je tombe
et j'ai peur de les perdre,
c'est toujours pareil, un beau jour de
calendrier, il y a eu quelque chose
de cassé,
aucune vitre ne me reste tellement elle
a été brisée, qui, la vitre,
quelle vitre, quelle huître,
le vitrier est un ouvrier,
l'huîtrier est un oiseau,
et les huîtriers du Congo tombent
de vertige des roseaux,
rien à faire quoi qu'on dise,
se taire,
je ne suis pas le aujourd'hui, je suis
le hier, et demain je
le refuse des deux mains.
Dès demain, j'essaierai
mais qu'est-ce que j'essaierai...

(Extrait de Soleil de nuit)

 

LA PÊCHE À LA BALEINE

À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Disait le père d'une voix courroucée
À son fils Prosper, sous l'armoire allongé,
À la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine,
Tu ne veux pas aller,
Et pourquoi donc ?
Et pourquoi donc que j'irais pêcher une bête
Qui ne m'a rien fait, papa,
Va la pêpé, va la pêcher toi-même,
Puisque ça te plaît,
J'aime mieux rester à la maison avec ma pauvre mère
Et le cousin Gaston.
Alors dans sa baleinière le père tout seul s'en est allé
Sur la mer démontée...
Voilà le père sur la mer,
Voilà le fils à la maison,
Voilà la baleine en colère,
Et voilà le cousin Gaston qui renverse la soupière,
La soupière au bouillon.
La mer était mauvaise,
La soupe était bonne.
Et voilà sur sa chaise Prosper qui se désole :
À la pêche à la baleine, je ne suis pas allé,
Et pourquoi donc que j'y ai pas été ?
Peut-être qu'on l'aurait attrapée,
Alors j'aurais pu en manger.
Mais voilà la porte qui s'ouvre, et ruisselant d'eau
Le père apparaît hors d'haleine,
Tenant la baleine sur son dos.
Il jette l'animal sur la table, une belle baleine aux yeux
bleus,
Une bête comme on en voit peu,
Et dit d'une voix lamentable :
Dépêchez-vous de la dépecer,
J'ai faim, j'ai soif, je veux manger.
Mais voilà Prosper qui se lève,
Regardant son père dans le blanc des yeux,
Dans le blanc des yeux bleus de son père,
Bleus comme ceux de la baleine aux yeux bleus :
Et pourquoi donc je dépècerais une pauvre bête qui m'a
rien fait ?
Tant pis, j'abandonne ma part.
Puis il jette le couteau par terre,
Mais la baleine s'en empare, et se précipitant sur le père
Elle le transperce de père en part.
Ah, ah, dit le cousin Gaston,
On me rappelle la chasse, la chasse aux papillons.
Et voilà
Voilà Prosper qui prépare les faire-part,
La mère qui prend le deuil de son pauvre mari
Et la baleine, la larme à l'oeil contemplant le foyer détruit.
Soudain elle s'écrie :
Et pourquoi donc j'ai tué ce pauvre imbécile,
Maintenant les autres vont me pourchasser en moto-godille
Et puis ils vont exterminer toute ma petite famille.
Alors éclatant d'un rire inquiétant,
Elle se dirige vers la porte et dit
À la veuve en passant :
Madame, si quelqu'un vient me demander,
Soyez aimable et répondez :
La baleine est sortie,
Asseyez-vous,
Attendez là,
Dans une quinzaine d'années, sans doute elle reviendra...

 

ÉTRANGES ÉTRANGERS

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes de pays loin
cobayes des colonies 
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie 
Boumians de la porte de Saint-Ouen 
Apatrides d'Aubervilliers 
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris 
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied 
au beau milieu des rues 
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés 
manoeuvres désoeuvrés
Polaks du Marais du Temple des Rosiers 
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone 
pêcheurs des Beléares ou du cap Finistère
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Frejus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baihnez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoques chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boite de cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale 
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
départriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre 
et des hommes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos 
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville 
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez . 

(La pluie et le beau temps - Gallimard - 1955)

 

UN BEAU MATIN 

Il n'avait peur de personne 
Il n'avait peur de rien 
Mais un matin un beau matin 
Il croit voir quelque chose 
Mais il dit Ce n'est rien 
Et il avait raison 
Avec sa raison sans nul doute 
Ce n' était rien 
Mais le matin ce même matin 
Il croit entendre quelqu'un 
Et il ouvrit la porte 
Et il la referma en disant Personne 
Et il avait raison 
Avec sa raison sans nul doute 
Il n'y avait personne 
Mais soudain il eut peur 
Et il comprit qu'Il était seul 
Mais qu'Il n'était pas tout seul 
Et c'est alors qu'il vit 
Rien en personne devant lui 

(Histoires)

 

PAGE D'ÉCRITURE

Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize...
Répétez! dit le maître
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize.
Mais voilà l'oiseau-lyre
qui passe dans le ciel
l'enfant le voit
l'enfant l'entend
l'enfant l'appelle:
Sauve-moi
Joue avec moi
oiseau!
Alors l'oiseau descend
et joue avec l'enfant
Deux et deux quatre...
Répétez! dit le maître
et l'enfant joue
l'oiseau joue avec lui...
Quatre et quatre huit
huit et huit font seize
et seize et seize qu'est-ce qu'ils font ?
Ils ne font rien seize et seize
et surtout pas trente deux
de toute façon
et ils s'en vont.
Et l'enfant a caché l'oiseau
dans son pupitre
et tous les enfants
entendent sa chanson
et tous les enfants
entendent la musique
et huit et huit à leur tour s'en vont
et quatre et quatre et deux et deux
à leur tour fiche le camp
et un et un ne font ni une ni deux
un à un s'en vont également.
Et l'oiseau-lyre joue
et l'enfant chante
et le professeur crie:
Quand vous aurez fini de faire le pitre !

Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s'écoulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
L'encre redevient eau
Les pupitres redeviennent arbres
La craie redevient falaise
Le porte-plume redevient oiseau

 

ET DIEU CHASSA ADAM

Et Dieu chassa Adam à coups de canne à sucre
Et ce fut le premier rhum sur la terre
È Eve trébuchèrent
dans les vignes du Seigneur
la sainte Trinité les traquait
mais ils s'obstinaient à chanter
d'une enfantine voix d'alphabet
Dieu et dieu quatre
Dieu et Dieu quatre
Et la sainte Trinité pleurait
Sur le triangle isocèle et sacré
un biangle isopoivre brillait
et l'éclipsait.