CLAVIER D'ANTAN 

Clavier vibrant de remembrance, 
J'évoque un peu des jours anciens, 
Et l'Éden d'or de mon enfance 
Se dresse avec les printemps siens, 
Souriant de vierge espérance 
Et de rêves musiciens... 
Vous êtes morte tristement, 
Ma Muse des choses dorées, 
Et c'est de vous qu'est mon tourment; 
Et c'est pour vous que sont pleurées 
Au luth âpre de votre amant 
Tant de musiques éplorées. 


DEVANT MON BERCEAU 

En la grand'chambre ancienne aux rideaux de guipure
Où la moire est flétrie et le brocart fané, 
Parmi le mobilier de deuil où je suis né 
Et dont se scelle en moi l'ombre nacrée et pure ; 

Avec l'obsession d'un sanglot étouffant, 
Combien ma souvenance eut d'amertume en elle, 
Lorsque, remémorant la douceur maternelle, 
Hier, j'étais penché sur ma couche d'enfant. 

Quand je n'étais qu'au seuil de ce monde mauvais, 
Berceau, que n'as-tu fait pour moi tes draps funèbres ? 
Ma vie est un blason dur des murs de ténèbres, 
Et mes pas sont fautifs où maintenant je vais.

Ah ! que n'a-t-on tiré mon linceul de tes langes, 
Et mon petit cercueil de ton bois frêle et blanc, 
Alors que se penchait sur ma vie, en tremblant, 
Ma mère souriante avec l'essaim des anges ! 


LE REGRET DES JOUJOUX 

Toujours je garde en moi la tristesse profonde 
Qu'y grava l'amitié d'une adorable enfant, 
Pour qui la mort sonna le fatal olifant, 
Parce qu'elle était belle et gracieuse et blonde. 

Or, depuis je me sens muré contre le monde, 
Tel un prince du Nord que son Kremlin défend, 
Et, navré du regret dont je suis étouffant, 
L'Amour comme à sept ans ne verse plus son onde. 

Où donc a fui le jour des joujoux enfantins, 
Lorsque Lucile et moi nous jouions aux pantins 
Et courions tous les deux dans nos robes fripées ? 

La petite est montée au fond des cieux latents, 
Et j'ai perdu l'orgueil d'habiller ses poupées... 
Ah ! de franchir si tôt le portail des vingt ans ! 


DEVANT LE FEU 

Par les hivers anciens, quand nous portions la robe, 
Tout petits, frais, rosés, tapageurs et joufflus, 
Avec nos grands albums, hélas! que l'on n'a plus, 
Comme on croyait déjà posséder tout le globe ! 

Assis en rond, le soir, au coin du feu, par groupes, 
Image sur image, ainsi combien joyeux 
Nous feuilletions, voyant, la gloire dans les yeux, 
Passer de beaux dragons qui chevauchaient en troupes !

Je fus de ces heureux d'alors, mais aujourd'hui, 
Les pieds sur les chenets, le front terne d'ennui, 
Moi qui me sens toujours l'amertume dans l'âme, 

J'aperçois défiler, dans un album de flamme, 
Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant, 
Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang ! 


PREMIER REMORDS 

Au temps où je portais des habits de velours, 
Éparses sur mon col roulaient mes boucles brunes. 
J'avais de grands yeux purs comme le clair des lunes ; 
Dès l'aube je partais, sac au dos, les pas lourds. 

Mais en route aussitôt je tramais des détours, 
Et, narguant les pions de mes jeunes rancunes, 
Je montais à l'assaut des pommes et des prunes 
Dans les vergers bordants les murailles des cours. 

Étant ainsi resté loin des autres élèves, 
Loin des bancs, tout un mois, à vivre au gré des rêves, 
Un soir, à la maison, craintif, comme j'entrais, 

Devant le crucifix où sa lèvre se colle 
Ma mère était en pleurs ! ... Ô mes ardents regrets ! 
Depuis, je fus toujours le premier à l'école.

MA MÈRE

Quelquefois sur ma tête elle met ses mains pures, 
Blanches, ainsi que des frissons blancs de guipures. 

Elle me baise le front, me parle tendrement, 
D'une voix au son d'or mélancoliquement. 

Elle a les yeux couleur de ma vague chimère, 
Ô toute poésie, ô toute extase, 

ô Mère ! À l'autel des ses pieds je l'honore en pleurant, 
Je suis toujours petit pour elle, quoique grand. 


DEVANT DEUX PORTRAITS DE MA MÈRE

Ma mère, que je l'aime en ce portrait ancien, 
Peint aux jours glorieux qu'elle était jeune fille, 
Le front couleur de lys et le regard qui brille 
Comme un éblouissant miroir vénitien ! 

Ma mère que voici n'est plus du tout la même ; 
Les rides ont creusé le beau marbre frontal ; 
Elle a perdu l'éclat du temps sentimental 
Où son hymen chanta comme un rose poème. 

Aujourd'hui je compare, et j'en suis triste aussi, 
Ce front nimbé de joie et ce front de souci, 
Soleil d'or, brouillard dense au couchant des années. 

Mais, mystère de coeur qui ne peut s'éclairer ! 
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ? 
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ? 


LE TALISMAN 

Pour la lutte qui s'ouvre au seuil des mauvais jours 
Ma mère m'a fait don d'un petit portrait d'elle, 
Un gage auquel je suis resté depuis fidèle 
Et qu'à mon cou suspend un cordon de velours. " 

Sur l'autel de ton coeur (puisque la mort m'appelle) 
Enfant, je veillerai, m'a-t-elle dit, toujours. 
Que ceci chasse au loin les funestes amours, 
Comme un lampion d'or, gardien d'une chapelle. 

" Ah ! sois tranquille en les ténèbres du cercueil ! 
Ce talisman sacré de ma jeunesse en deuil 
Préservera ton fils des bras de la Luxure, 

Tant j'aurais peur de voir un jour, sur ton portrait, 
Couler de tes yeux doux les pleurs d'une blessure, 
Mère ! dont je mourrais, plein d'éternel regret. 


LE JARDIN D'ANTAN 

Rien n'est plus doux aussi que de s'en revenir 
Comme après de longs ans d'absence, 
Que de s'en revenir 
Par le chemin du souvenir Fleuri de lys d'innocence, 
Au jardin de l'Enfance. 

Au jardin clos, scellé, dans le jardin muet 
D'où s'enfuirent les gaietés franches, 
Notre jardin muet Et la danse du menuet 
Qu'autrefois menaient sous branches 
Nos soeurs en robes blanches. 

Aux soirs d'Avrils anciens, jetant des cris joyeux 
Entremêlés de ritournelles, 
Avec des lieds joyeux 
Elles passaient, la gloire aux yeux, 
Sous le frisson des tonnelles, 
Comme en les villanelles. 

Cependant que venaient, du fond de la villa, 
Des accords de guitare ancienne, 
De la vieille villa, 
Et qui faisaient deviner là 
Près d'une obscure persienne, 
Quelque musicienne. 

Mais rien n'est plus amer que de penser aussi 
À tant de choses ruinées ! 
Ah ! de penser aussi, 
Lorsque nous revenons ainsi 
Par des sentes de fleurs fanées, À nos jeunes années. 

Lorsque nous nous sentons névrosés et vieillis, 
Froissés, maltraités et sans armes, 
Moroses et vieillis, 
Et que, surnagent aux oublis, 
S'éternisent avec ses charmes 
Notre jeunesse en larmes ! 

LA FUITE DE L' ENFANCE 

Par les jardins anciens foulant la paix des cistes, 
Nous revenons errer, comme deux spectres tristes, 
Au seuil immaculé de la Villa d'antan. 

Gagnons les bords fanés du Passé. Dans les râles 
De sa joie il expire. Et vois comme pourtant 
Il se dresse sublime en ses robes spectrales. 

Ici sondons nos coeurs pavés de désespoirs. 
Sous les arbres cambrant leurs massifs torses noirs 
Nous avons les Regrets pour mystérieux hôtes. 

Et bien loin, par les soirs révolus et latents, 
Suivons là-bas, devers les idéales côtes, 
La fuite de l'Enfance au vaisseau des Vingt ans 


RUINES

Quelquefois je suis plein de grandes voix anciennes 
Et je revis un peu l'enfance en la villa 
Je me retrouve encore avec ce qui fut là 
Quand le soir nous jetait de l'or par les persiennes. 

Et dans mon âme alors soudain je vois groupées 
Mes soeurs à cheveux blonds jouant près des vieux feux 
Autour d'elles le chat rôde, le dos frileux, 
Les regardant vêtir, étonné, leurs poupées. 

Ah ! la sérénité des jours à jamais beaux 
Dont sont morts à jamais les radieux flambeaux, 
Qui ne brilleront plus qu'en flammes chimériques 

Puisque tout est défunt, enclos dans le cercueil, 
Puisque, sous les outils des noirs maçons du Deuil, 
S'écroulent nos bonheurs comme des murs de briques ! 


LES ANGÉLIQUES 

Des soirs, j'errais en lande hors du hameau natal, 
Perdu parmi l'orgueil serein des grands monts roses, 
Et les Anges, à flots de longs timbres moroses, 
Ébranlaient les bourdons, au vent occidental. 

Comme un berger-poète au coeur sentimental, 
J'aspirais leur prière en l'arôme des roses, 
Pendant qu'aux ors mourants, mes troupeaux de névroses 
Vagabondaient le long des forêts de santal. 

Ainsi, de par la vie où j'erre solitaire, 
J'ai gardé dans mon âme un coin de vieille terre, 
Paysage ébloui des soirs que je revois ; 

Alors que, dans ta lande intime, tu rappelles, 
Mon coeur, ces angélus d'antan. fanés, sans voix : 
Tous ces oiseaux de bronze envolés des chapelles ! 


DANS L' ALLÉE 

Toi-même, éblouissant comme un soleil ancien 
Les Regrets des solitudes roses, 
Contemple le dégât du Parc magicien, 
Où s'effeuillent, au pas du Soir musicien, 
Des morts de camélias, de roses. 

Revisitons le Faune à la flûte fragile 
Près des bassins au vaste soupir, 
Et le banc où, le soir, comme un jeune Virgile, 
Je venais célébrant sur mon théorbe agile 
Ta prunelle au reflet de saphir. 

La Nuit embrasse en paix morte les boulingrins, 
Tissant nos douleurs aux ombres brunes, 
Tissant tous nos ennuis, tissant tous nos chagrins, 
Mon coeur, si peu quiet qu'on dirait que tu crains 
Des fantômes d'anciennes lunes ! 

Foulons mystérieux la grande allée oblique ; 
Là, peut-être à nos appels amis 
Les Bonheurs dresseront leur front mélancolique, 
Du tombeau de l'Enfance où pleure leur relique, 
Au recul de nos ans endormis. 
 


LE BERCEAU DE LA MUSE 

De mon berceau d'enfant j'ai fait l'autre berceau 
Où ma Muse s'endort dans des trilles d'oiseau, 
Ma Muse en robe blanche, ô ma toute maîtresse ! 

Oyez nos baisers d'or aux grands soirs familiers... 
Mais chut ! j'entends déjà la mégère Détresse 
À notre seuil faisant craquer ses noirs souliers !