MUSIQUES FUNÈBRES 

Quand, rêvant de la morte et du boudoir absent, 
Je me sens tenaillé des fatigues physiques, 
Assis au fauteuil noir, près de mon chat persan, 
J'aime à m'inoculer de bizarres musiques, 
Sous les lustres dont les étoiles vont versant 
Leur sympathie au deuil des rêves léthargiques. 

J'ai toujours adoré, plein de silence, à vivre 
En des appartements solennellement clos, 
Où mon âme sonnant des cloches de sanglots, 
Et plongeant dans l'horreur, se donne toute à suivre, 
Triste comme un son mort, close comme un vieux livre, 
Ces musiques vibrant comme un éveil de flots. 

Que m'importent l'amour, la plèbe et ses tocsins ? 
Car il me faut, à moi, des annales d'artiste ; 
Car je veux, aux accords d'étranges clavecins, 
Me noyer dans la paix d'une existence triste 
Et voir se dérouler mes ennuis assassins, 
Dans le prélude où chante une âme symphoniste. 

Je suis de ceux pour qui la vie est une bière 
Où n'entrent que les chants hideux des croquemorts, 
Où mon fantôme las, comme sous une pierre, 
Bien avant dans les nuits cause avec ses remords, 
Et vainement appelle, en l'ombre familière 
Qui n'a pour l'écouter que l'oreille des morts. 

Allons ! que sous vos doigts, en rythme lent et long 
Agonisent toujours ces mornes chopinades... 
Ah ! que je hais la vie et son noir Carillon ! 
Engouffrez-vous, douleurs, dans ces calmes aubades, 
Ou je me pends ce soir aux portes du salon, 
Pour chanter en Enfer les rouges sérénades ! 

Ah ! funèbre instrument, clavier fou, tu me railles ! 
Doucement, pianiste, afin qu'on rêve encor ! 
Plus lentement, plaît-il ?... Dans des chocs de ferrailles, 
L'on descend mon cercueil, parmi l'affreux décor 
Des ossements épars au champ des funérailles, 
Et mon coeur a gémi comme un long cri de cor !... 




L'HOMME AUX CERCUEILS 

Maître Christian Loftel n'a d'état que celui 
De faire des cercueils pour les mortels ses frères, 
Au fond d'une boutique aux placards funéraires 
Où depuis quarante ans le jour à peine à lui. 

À cause de son air étrange, nul vers lui 
Ne vient : il a le froid des urnes cinéraires. 
Parfois, quelque homme en deuil discute des parères 
Et retourne, hanté de ce spectre d'ennui. 

Ô sage, qui toujours gardes tes lèvres closes, 
Maître Christian Loftel ! tu dois savoir des choses 
Qui t'ont creusé le front et t'ont fait joint les sourcils. 

Réponds ! Quand tu construis les planches péremptoires, 
Combien d'âmes de morts, au choc de tes outils 
Te content longuement leurs posthumes histoires ? 



MARCHES FUNÈBRES 

J'écoute en moi des voix funèbres 
Clamer transcendantalement, 
Quand sur un motif allemand 
Se rythment ces marches célèbres. 

Au frisson fou de mes vertèbres 
Si je sanglote éperdument, 
C'est que j'entends des voix funèbres 
Clamer transcendantalement. 

Tel un troupeau spectral de zèbres 
Mon rêve rôde étrangement ; 
Et je suis hanté tellement 
Qu'en moi toujours, dans mes ténèbres, 

J'entends geindre des voix funèbres. 




LE PUITS HANTÉ 

Dans le puits noir que tu vois là 
Gît la source de tout ce drame. 
Aux vents du soir le cerf qui brame 
Parmi les bois conte cela. 

Jadis un amant fou, voilà, 
Y fut noyé par une femme. 
Dans le puits noir que tu vois là 
Gît la source de tout ce drame. 

Pstt ! n'y vient pas ! On voit l'éclat 
Mystérieux d'un spectre en flamme, 
Et l'on entend, la nuit, une âme 
Râler comme en affreux gala, 

Dans le puits noir que tu vois là. 




L'IDIOTE AUX CLOCHES 

I

Elle a voulu trouver les cloches 
Du Jeudi-Saint sur les chemins ; 
Elle a saigné ses pieds aux roches 
À les chercher dans les soirs maints, 
Ah ! lon lan laire, 
Elle a meurtri ses pieds aux roches ; 
On lui disait : « Fouille tes poches. 
- Nenni, sont vers les cieux romains : 
Je veux trouver les cloches, cloches, 
Je veux trouver les cloches 
Et je les aurai dans mes mains » ; 
Ah ! lon lan laire et lon lan la. 

II

Or vers les heures vespérales 
Elle allait solitaire, au bois. 
Elle rêvait des cathédrales 
Et des cloches dans les beffrois ; 
Ah ! lon lai laire, 
Elle rêvait des cathédrales, 
Puis tout à coup, en de fous râles 
S'élevait tout au loin sa voix : 
« Je veux trouver les cloches, cloches, 
Je veux trouver les cloches 
Et je les aurai dans mes mains » ; 
Ah ! lon lan laire et lon lan la. 

III

Une aube triste, aux routes croches, 
On la trouva dans un fossé. 
Dans la nuit du retour des cloches 
L'idiote avait trépassé ; 
Ah ! lon lan laire, 
Dans la nuit du retour des cloches, 
À leurs métalliques approches, 
Son rêve d'or fut exaucé : 
Un ange mit les cloches, cloches, 
Lui mit toutes les cloches, 
Là-haut, lui mit toutes aux mains ; 
Ah ! lon lan laire et lon lan la. 




LE BOEUF SPECTRAL 

Le grand boeuf roux aux cornes glauques 
Hante là-bas la paix des champs, 
Et va meuglant dans les couchants 
Horriblement ses râles rauques. 

Et tous ont tu leurs gais colloques 
Sous l'orme au soir avec leur chants. 
Le grand boeuf roux aux cornes glauques 
Hante là-bas la paix des champs. 

Gare, gare aux desseins méchants ! 
Belles en blanc, vachers en loques, 
Prenez à votre cou vos socques ! 
À travers prés, buissons tranchants, 

Fuyez le boeuf aux cornes glauques.