RÊVES ENCLOS

Enfermons-nous mélancoliques
Dans le frisson tiède des chambres, 
Où les pots de fleurs des septembres 
Parfument comme des reliques. 

Tes cheveux rappellent les ambres 
Du chef des vierges catholiques 
Aux vieux tableaux des basiliques, 
Sur les ors charnels de tes membres. 

Ton clair rire d'émail éclate 
Sur le vif écrin écarlate 
Où s'incrusta l'ennui de vivre. 

Ah ! puisses-tu vers l'espoir calme 
Faire surgir comme une palme 
Mon coeur cristallisé de givre ! 



SOIR D'HIVER 

Ah ! comme la neige a neigé ! 
Ma vitre est un jardin de givre. 
Ah ! comme la neige a neigé ! 
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À la douleur que j'ai, que j'ai ! 

Tous les étangs gisent gelés, 
Mon âme est noire : Où vis-je ? où vais-je ? 
Tous ses espoirs gisent gelés : 
Je suis la nouvelle Norvège 
D'où les blonds ciels s'en sont allés. 

Pleurez, oiseaux de février, 
Au sinistre frisson des choses, 
Pleurez, oiseaux de février, 
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses, 
Aux branches du genévrier. 

Ah ! comme la neige a neigé ! 
Ma vitre est un jardin de givre. 
Ah ! comme la neige a neigé ! 
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À tout l'ennui que j'ai, que j'ai !... 



FIVE O'CLOCK 

Comme Liszt se dit triste au piano voisin ! 
............................................. 

Le givre a ciselé de fins vases fantasques, 
Bijoux d'orfèvrerie, orgueils de Cellini, 
Aux vitres du boudoir dont l'embrouillamini 
Désespère nos yeux de ses folles bourrasques. 

Comme Haydn est triste au piano voisin ! 
............................................. 

Ne sors pas ! Voudrais-tu défier les bourrasques, 
Battre les trottoirs froids par l'embrouillamini 
D'hiver ? Reste. J'aurai tes ors de Cellini, 
Tes chers doigts constellés de leurs bagues fantasques. 

Comme Mozart est triste au piano voisin ! 
............................................. 

Le Five o'clock expire en mol ut crescendo. 
- Ah ! qu'as-tu ? tes chers cils s'amalgament de perles. 
- C'est que je vois mourir le jeune espoir des merles 
Sur l'immobilité glaciale des jets d'eau. 

..............sol, la, si, do. 
- Gretchen, verse le thé aux tasses de Yeddo 




POUR IGNACE PADEREWSKI 

Maître, quand j'entendis, de par tes doigts magiques, 
Vibrer ce grand Nocturne, à des bruits d'or pareil ; 
Quand j'entendis, en un sonore et pur éveil, 
Monter sa voix, parfum des astrales musiques ; 

Je crus que, revivant ses rythmes séraphiques 
Sous l'éclat d'un merveilleux de quelque bleu soleil, 
En toi, ressuscité du funèbre sommeil, 
Passait le grand vol blanc du Cygne des phtisiques. 

Car tu sus ranimer son puissant piano, 
Et ton âme à la sienne en un mystique anneau 
S'enchaîne étrangement par des causes secrètes. 

Sois fier, Paderewski, du prestige divin 
Que le ciel te donna, pour que chez les poètes 
Tu fisses frissonner l'âme du grand Chopin ! 



GRETCHEN LA PÂLE 

Elle est de la beauté des profils de Rubens 
Dont la majesté clame à la sienne s'incline. 
Sa voix a le son d'or de mainte mandoline 
Aux balcons de Venise avec des chants lambins. 

Ses cheveux, en des flots lumineux d'eaux de bains, 
Déferlent sur sa chair vierge de manteline ; 
Son pas, soupir lacté de fraîche mousseline, 
Simule un vespéral marcher de chérubins. 

Elle est comme de l'or d'une blondeur étrange. 
Vient-elle de l'Éden ? de l'Erèbe ? Est-ce un ange 
Que ce mystérieux chef-d'oeuvre du limon ? 

La voilà se dressant, torse, comme un jeune arbre. 
Souple Anadyomène... Ah ! gare à ce démon ! 
C'est le Paros qui tue avec ses bras de marbre ! 




LIED FANTASQUE 

Casqués de leurs shakos de riz, 
Vieux de la vieille au mousquet noir, 
Les hauts toits, dans l'hivernal soir, 
Montent la consigne à Paris. 

Les spectres sur le promenoir 
S'ébattent en défilés gris. 
Restons en intime pourpris, 
Comme cela, sans dire ou voir... 

Pose immobile la guitare, 
Gretchen, ne distrais le bizarre 
Rêveur sous l'ivresse qui plie. 

Je voudrais cueillir une à une 
Dans tes prunelles clair-de-lune 
Les roses de ta Westphalie. 



LE SALON 

La poussière s'étend sur tout le mobilier, 
Les miroirs de Venise ont défleuri leur charme ; 
Il y rôde comme un très vieux parfum de Parme, 
La funèbre douceur d'un sachet familier. 

Plus jamais ne résonne à travers le silence 
Le chant du piano dans des rythmes berceurs, 
Mendelssohn et Mozart, mariant leurs douceurs, 
Ne s'entendent qu'en rêve aux soirs de somnolence. 

Mais le poète, errant sous son massif ennui, 
Ouvrant chaque fenêtre aux clartés de la nuit, 
Et se crispant les mains, hagard et solitaire, 

Imagine soudain, hanté des remords, 
Un grand bal solennel tournant dans le mystère, 
Où ses yeux ont cru voir danser les parents morts. 



LE VIOLON BRISÉ 

Aux soupirs de l'archet béni, 
Il s'est brisé, plein de tristesse, 
Le soir que vous jouiez, comtesse, 
Un thème de Paganini. 

Comme tout choit avec prestesse ! 
J'avais un amour infini, 
Ce soir que vous jouiez, comtesse, 
Un thème de Paganini. 

L'instrument dort sous l'étroitesse 
De son étui de bois verni, 
Depuis le soir où, blonde hôtesse, 
Vous jouâtes Paganini. 

Mon coeur repose avec tristesse 
Au trou de notre amour fini. 
Il s'est brisé le soir, comtesse, 
Que vous jouiez Paganini. 



RONDEL À MA PIPE 

Les pieds sur les chenets de fer 
Devant un bock, ma bonne pipe, 
Selon notre amical principe 
Rêvons à deux, ce soir d'hiver. 

Puisque le ciel me prend en grippe 
(N'ai-je pourtant assez souffert ?) 
Les pieds sur les chenets de fer 
Devant un bock, rêvons, ma pipe. 

Preste, la mort que j'anticipe 
Va me tirer de cet enfer 
Pour celui du vieux Lucifer ; 
Soit ! nous fumons chez ce type, 

Les pieds sur les chenets de fer. 



CHOPIN 

Fais, au blanc frisson de tes doigts, 
Gémir encore, ô ma maîtresse ! 
Cette marche dont la caresse 
Jadis extasia les rois. 

Sous les lustres aux prismes froids, 
Donne à ce coeur sa morne ivresse, 
Aux soirs de funèbre paresse 
Coulés dans ton boudoir hongrois. 

Que ton piano vibre et pleure, 
Et que j'oublie avec toi l'heure 
Dans un Éden, on ne sait où... 

Oh ! fais un peu que je comprenne 
Cette âme aux sons noirs qui m'entraîne 
Et m'a rendu malade et fou ! 



HIVER SENTIMENTAL 

Loin des vitres ! clairs yeux dont je bois les liqueurs, 
Et ne vous souillez pas à contempler les plèbes. 
Des gels norvégiens métallisent les glèbes, 
Que le froid des hivers nous réchauffe les coeurs ! 

Tels des guerriers pleurant les ruines de Thèbes, 
Ma mie, ainsi toujours courtisons nos rancoeurs, 
Et, dédaignant la vie aux chants sophistiqueurs, 
Laissons le bon Trépas nous conduire aux Erèbes. 

Tu nous visiteras comme un spectre de givre ; 
Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre, 
Mort ! que ne nous prends-tu par telle après-midi, 

Languides au divan, bercés par sa guitare, 
Dont les motifs rêveurs, en un rythme assourdi, 
Scandent nos ennuis lourds sur la valse tartare ! 




VIOLON D'ADIEU 

Vous jouiez Mendelssohn ce soir-là ; les flammèches 
Valsaient dans l'âtre clair, cependant qu'au salon 
Un abat-jour mêlait en ondulement long 
Ses rêves de lumière au châtain de vos mèches. 

Et tristes, comme un bruit frissonnant de fleurs sèches 
Éparses dans le vent vespéral du vallon, 
Les notes sanglotaient sur votre violon 
Et chaque coup d'archet trouait mon coeur de brèches. 

Or, devant qu'il se fût fait tard, je vous quittai, 
Mais jusqu'à l'aube errant, seul, morose, attristé, 
Contant ma jeune peine au lunaire mystère, 

Je sentais remonter comme d'amers parfums 
Ces musiques d'adieu qui scellaient sous la terre 
Et mon rêve d'amour et mes espoirs défunts. 



MAZURKA 

Rien ne captive autant que ce particulier 
Charme de la musique où ma langueur s'adore, 
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore 
Maint lustre au tapis vert du salon familier. 

Que j'aime entendre alors, plein de deuil singulier, 
Monter du piano, comme d'une mandore, 
Le rythme somnolent où ma névrose odore 
Son spasme funéraire et cherche à s'oublier ! 

Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre, 
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre, 
J'y peux trouver encor comme un reste d'oubli, 

Si mon âme se perd dans les gammes étranges 
De ce motif en deuil que Chopin a poli 
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges. 




FRISSON D'HIVER 

Les becs de gaz sont presque clos : 
Chauffe mon coeur dont les sanglots 
S'épanchent dans ton coeur par flots, 
Gretchen ! 

Comme il te dit de mornes choses, 
Ce clavecin de mes névroses, 
Rythmant le deuil hâtif des roses, 
Gretchen ! 

Prends-moi le front, prends-moi les mains, 
Toi, mon trésor de rêves maints 
Sur les juvéniles chemins, 
Gretchen ! 

Quand le givre qui s'éternise 
Hivernalement s'harmonise 
Aux vieilles glaces de Venise, 
Gretchen ! 

Et que nos deux gros chats persans 
Montrent des yeux reconnaissants 
Près de l'âtre aux feux bruissants, 
Gretchen ! 

Et qu'au frisson de la veillée, 
S'élance en tendresse affolée 
Vers toi mon âme inconsolée, 
Gretchen ! 

Chauffe mon coeur, dont les sanglots 
S'épanchent dans ton coeur par flots. 
Les becs de gaz sont presque clos... 
Gretchen ! 



SOIRS D'OCTOBRE 

- Oui, je souffre, ces soirs, démons mornes chers Saints. 
- On est ainsi toujours au soupçon des Toussaints. 
- Mon âme se fait dune à funèbres hantises. 
- Ah ! donne-moi ton front, que je calme tes crises. 

- Que veux-tu ? je suis tel, je suis tel dans ces villes, 
Boulevardier funèbre échappé des balcons, 
Et dont le rêve élude, ainsi que des faucons, 
L'Affluence des sots aux atmosphères viles. 

Que veux-tu ? je suis tel... Laisse-moi reposer 
Dans la langueur, dans la fatigue et le baiser, 
Chère, bien-aimée âme où vont les espoirs sobres... 

Écoute ! ô ce grand soir, empourpré de colères, 
Qui, galopant, vainqueur des batailles solaires, 
Arbore l'Étendard triomphal des Octobres !