LE TOMBEAU DE CHARLES BAUDELAIRE 

Je rêve un tombeau épouvantable et lunaire
Situé par les cieux, sans âme et mouvement
Où le monde prierait et longtemps luminaire
Glorifierait mythe et gnôme sublimement. 
Se trouve-t-il bâti colloquialement
Quelque part dans illion ou par le planistère
Le guenillou dirait un elfe au firmament
Farfadet assurant le reste, planétaire ! 
Ô chantre inespéré des pays du soleil,
Le tombeau glorieux de son vers dans pareil
Sois un excerpt tombal au Charles Baudelaire. 
Je m'incline en passant devant lui pieusement
Rêvant pour l'adorer un violon polaire
Qui musicât ces vers et perpétuellement. 
 

JE SAIS LÀ-BAS... 

Je sais là-bas une vierge rose
Fleur du Danube aux grands yeux doux
Ô si belle qu'un bouton de rose
Dans la contrée en est jaloux.
Elle a fleuri par quelque soir pur,
En une magique harmonie
Avec son grand ciel de pâle azur :
C'est l'orgueil de la Roumanie. 
 

PETIT HAMEAU 

Or voici que verdoie un hameau sur les côtes
Plein de houx, orgueilleux de ses misères hautes. 
Des bergers s'étonnant contemplent dans la plaine
Et mon cheval qui sue à la hauteur se traîne. 
Pour y suivre l'Octobre et ses paix pastorales
Je vous apporte, ô Pan, mes lyres vespérales. 
Les boeufs sont vite entrés. Ils meuglent dans l'étable,
Et la soupe qui fume a réjoui ma table. 
Que vous êtes heureux, hommes bons des campagnes,
Loin du faubourg qui pue et des clameurs de bagnes. 
Je vous bénis. Que la joie habite à vos portes,
En campagne, ô ces soirs de primes feuilles mortes ! 


AUBADE ROUGE 

L'aube éclabousse les monts de sang
Tout drapés de fine brume, 
Et l'on entend meugler frémissant
Un boeuf au naseau qui fume. 
Voici l'heure de la boucherie.
Le tenant par son licol 
Les gars pour la prochaine tuerie
Ont mis le mouchoir au col. 
La hache s'abat avec tel han,
Qu'ils pausent contre habitude 
Procumbit bos. Tel l'éléphant
Croule en une solitude. 
Le sang gicle. Il laboure des cornes
Le sol teint d'un rouge hideux 
Et Phébus chante aux beuglements mornes
Du boeuf qu'on rupture à deux. 




PAN MODERNE 

Pour patrimoine il a sept chèvres ;
Quand l'air de l'aube en ses poumons
Vibre, on le voit passer par monts
Comme un bon dieu la flûte aux lèvres. 
Or plus droit qu'if, il a les plèvres
En lui des éternels limons ;
Son oeil subjugue les démons
Et les ours le fuient comme lièvres. 
Il est des chevriers l'orgueil,
Comme un vénérable chevreuil
Son front a bravé le tonnerre. 
Il mourra comme il a vécu,
Probe et chaste, sans un écu.
Je bois à Fritz le centenaire ! 


VIRGILIENNE 

Octobre étend son soir de blanc repos
Comme une ombre de mère morte. 
Les chevriers du son de leurs pipeaux
Semblent railler la brise forte. 
Mais l'un s'est tu. L'instrument de ses lèvres
Soudain se dégage à mes pas, 
Celui-là sait mon amour pour ses chèvres
Que j'aime à causer aux soirs bas. 
Je le respecte... il est vieux, c'est assez ;
Puis, c'est mon trésor bucolique. 
Ce centenaire a tout peuplé de ses
Conseils mon coeur mélancolique. 
Nous veillons tels très parfois à nuit brune
Aux intermèdes prompts et doux 
Du pipeau qui chevrote à clair de lune
Sa vieille sérénade aux houx ! 


CHÂTEAU RURAL 

J'eus ce rêve. Elle a vingt ans, je n'en ai pas moins ;
Nous habiterons ces chers coins
Qu'embaumeront ses soins. 
Ce sera là tout près, oui, rien qu’au bas du val ;
Nous aurons triple carnaval :
Maison, coq et cheval. Elle a l'oeil de l'azur, tout donc y sera bleu :
Pignon, châssis, seuil, porte, heu !
Dedans peut-être un peu. 
Elle a cheveux très blonds, nous glanerons épis,
Soleil, printemps, beaux jours, foin, lys
Et l'amour sans dépits. 
Sans doute, elle m’aura, m'ayant vu si peu gai -
Ne fût-ce que pour me narguer -
Un ange délégué ! Brusque je m'éveillai. Là-bas au jour qui gagne
Gaulois pleurait dans la campagne
Son poulailler d'Espagne ! 


QU'ELLE EST TRISTE... 

Qu'elle est triste en Octobre avec sa voix pourprée
La Vesprée ! 
Ses funérailles las ! enamourent les choses
Trop moroses. 
En chambre rose et blanche une vierge repose
Blanche et rose. 
Et le hameau se tait. Les bergers qui reviennent
Se souviennent 
Dans la marche des monts parmi le ranz des sources
De ses courses 
D'autrefois avec eux. Archange bucolique
Ô relique 
D'enfance à jamais douce ! Un d'entre eux là ne parle.
C'est Fritz. Car le 
Vieux chevrier, le roi des chèvres vagabondes
Près des ondes, 
L'aima. Qu'il la déplore ! Il était son égide
Bloc rigide 
Contre lequel les Temps avaient usé leur lime.
La sublime 
Vieillard pleurait sa mort comme une fleur de neige.
Un cortège 
S'est formé. Deux bras lourds l'amènent en chapelle.
Une pelle 
Dans le souterrain creuse exil de la vie
Qu'ont suivie 
Tous mes pas douloureux. Elle gît là en terre,
Solitaire. 
Je l'entends dans mon rêve. Elle pleure en les cloches
Aux approches 
Du soir. J'ai gardé d'elle un souvenir de frère,
Lutte chère 
Avec l'antre d'antan. Chez moi, douleur n'est fraîche
Elle est sèche 
De ce feu qui l'embrase en ses rouges fournaises
Dans les braises. 
Douleur où j'ai tant soif que je boirais les mondes
Et leurs ondes. 
Douleur où je péris comme un lys sur console
Sans parole... 
Qu'elle est triste en Octobre avec sa voix pourprée
La Vesprée !... 


MAINTS SOIRS 

Maints soirs nous errons dans le val
Que vont drapant les heures grises.
Des pleurs perlent ses yeux d'alises
Quand elle ouït les Cydalises
De ce dieu que fut de Nerval. 
Ah ! voudrait-elle en long vol d'or
Les rejoindre dans des domaines
Plus vastes que les cours romaines
Où par d'éternelles semaines
La coupe de Volupté dort ; 
Ou bien donc ouvrir son printemps
Aux fureurs des fatals cyclones
Qui croulent comme des colonnes
Parmi les chastes Babylones
Du coeur des Belles de vingt ans ? 
Oui chère, que ton coeur est beau !
Laisses-y choir des blancs jours lestes,
Fuis la ville, ignore ses pestes.
Tu ne seras près des Célestes
Que le plus loin de son tombeau. 





JE VEUX M'ÉLUDER 

Je veux m'éluder dans les rires
Dans les tourbes de gaîté brusques
Oui, je voudrais me tromper jusque
En des ouragans de délires. 
Pitié ! quels monstrueux vampires
Vous suçant mon coeur qui s'offusque !
Ô je veux être fou ne fût-ce que
Pour narguer mes Détresses pires ! 
Lent comme un monstre cadavre
Mon coeur vaisseau s'amarre au havre
De toute hétéromorphe engeance. 
Que je bénis ces gueux de rosses
Dont les hilarités féroces
Raillent la vierge Intelligence ! 


PRÉLUDE TRISTE 

Je vous ouvrais mon coeur comme une basilique ;
Vos mains y balançaient jadis leurs encensoirs
Aux jours où je vêtais des chasubles d'espoirs
Jouant près de ma mère en ma chambre angélique. 
Maintenant oh ! combien je suis mélancolique
Et comme les ennuis m'ont fait des joujoux noirs !
Je m'en vais sans personne et j'erre dans les soirs
Et les jours, on m'a dit : Va. Je vais sans réplique. 
J'ai la douceur, j'ai la tristesse et je suis seul
Et le monde est pour moi comme quelque linceul
Immense d'où soudain par des causes étranges 
J'aurai surgi mal mort dans vertige fou
Pour murmurer tout bas des musiques aux Anges
Pour après m'en aller puis mourir dans mon trou. 


LA SORELLA DELL'AMORE 

Mort, que fais-tu, dis-nous, de tous ces beaux trophées
De vierges que nos feux brûlent sur tes autels ?
Réponds, quand serons-nous pour jamais immortels
Aux lumineux séjours des célestes Riphées ? 
J'eus vécu l'Idéal. Au paradis des Fées
Elle était !... Je ne sais, mais elle avait de tels
Yeux que j'y voyais poindre, aux soirs, de grands castels
Massifs d'orgueil parmi des parcs et des nymphées... 
Ma chère, il est vesprée, allons par bois, viens-t'en
Nous suivrons tous les deux le chemin brut et rude
Que tu sais adjoignant la chapelle d'Antan. 
Ma voix t'appelle, ô soeur, mais ta voix d'or m'élude.
Gertrude est morte hier et je sanglote étant
Comme une cloche vaine en une solitude. 



FRÈRE ALFUS 


Ce fut un homme chaste, humble, doux et savant
Que le vieux frère Alfus, le moine des légendes.
Il vivait à Olmutz dans un ancien couvent. 
Il avait un renom de par beaucoup de landes,
Son esprit était plein d'un immense savoir
Car la Science lui fit ses insignes offrandes. 
De tous bords l'on venait pour l'aimer et le voir ;
Son chef s'était blanchi sous des frimas d'idées
Mais son penser restait sur un point sans pouvoir. 
Parmi les grandes paix des retraites sondées,
Dès l'aube, tout rêveur il venait là souvent
Quand les herbes chantaient sous les primes ondées. 
Il écoutait la source et l'oiseau, puis le vent,
Et comme en désespoir de solver le mystère
Il retournait pensif toujours vers son couvent. 
On le vit se voûter comme l'arbre au parterre.
Peu à peu dans son âme une tempête entra
Car le Doute y grondait comme un rauque cratère. 
Du glaive de l'orgueil l'humble foi s'éventra
Et le vieux moine allait portant sur ses épaules
Les douleurs que l'enfer sans doute y concentra. 
Parfois il se disait marchant sous les hauts saules,
L'index contre la tempe et le missel au bras,
Dieu peut-être est chimère ainsi que vains nos rôles. 
À quoi nous servirait ainsi jusqu'au trépas
De cambrer nos désirs sous les cilices chastes
Et vivre en pleine mort pour un ciel qui n'est pas ? 
Son coeur confabulait avec des voix néfastes,
Le ciel, l'arbre, l'oiseau, la terre étaient joyeux
Et le Moine était triste au fond de ces bois vastes. 

II

La Voix dans la Vision 
Or un jour qu'il allait doutant ainsi des cieux
Doutant de l'infini de leurs béatitudes
Un Paradis lointain s'entr'ouvrit à ses yeux. 
Et le front ridé par les doctes études
Contempla tout à coup ébloui, frémissant,
Une lande angélique aux roses solitudes. 
Par un soir féerique un Archange puissant,
Fils de Dieu descendu des célestes Sixtines,
Dans le rêve m'a peint son pays ravissant. 
Et c'est un paysage aux lunes argentines
Tel qu'en rêva parfois le moine Angelico
Dans la nef d'où montaient les oraisons latines. 
Avec ses fleurs d'ivoire où rôde un siroco
Tout cet Éden frémit d'étrange cantilènes
Qu'aux cent ciels répercute une chanson d'écho. 
Et le silence embaume au soupir des haleines
Et la grande paix choit ainsi qu'un baiser bleu
Vers le mystère où dort un essaim de fontaines. 
Et l'air est sillonné d'étrangetés de feu
Et des vapeurs du ciel tombent comme en spirales
Autours du moine Alfus qui s'endort peu à peu. 
Sous les mousses en fleurs les sources vespérales
Gazouillent. Frissonnant au frais de leur bocal
Roulent des scombres d'or sous les harpes astrales. 
Et tout à coup éclate un timbre musical
Une voix d'oiseau bleu berçant la somnolence
De ce moine égaré du sentier monacal. 
Elle bruit sonore au loin dans le silence
Comme un reproche pur longuement modulé
Au doute confondu de l'humaine insolence. 
Puis voici qu'elle approche avec un son moulé,
Elle s'enfle plongeant sa voix dans son oreille
Où son hymne éternel tout un siècle a roulé ! 
Puis sa large harmonie à de la mer pareille
Baisse dans le gosier céleste de l'oiseau
Et lente, elle lui parle au sein de la merveille : 
« Alfus, mon fils Alfus, sous ce divin arceau
Je t'ai laissé dormir aux chants de mes orchestres,
Chants doux, plus doux que ceux de ta mère au berceau. 
« Couché dans le repos des ramures sylvestres
Tu sommeillas brisé, plein d'orgueil transi,
Dans la sérénité de ces exils terrestres. 
« Retourne sur la Terre, un moment revis-y
Ne fût-ce que pour mettre en désarroi le Doute.
Retourne enfin au monde, on ne meurt pas ici ! » 
Puis Alfus s'éveillant voit sa Vision toute
Qui s'est close en chantant. Il est saisi d'effroi
Et le Soleil de l'Aube est là poudrant la route. 


III

Retour au Monastère 
« Comme tout a changé. Je trouve une paroi
Sur ce chemin qu'hier je parcourais encore.
Tout se meut, l'on dirait, sous une étrange loi. 
« Ô mon Dieu ! suis-je fou ? Qu'est-ce que cette Aurore ?
J'ai quitté ce matin même mon vieux couvent ;
Quelle évolution de monde que j'ignore ? 
« Le bois n'est donc plus là. Mais ces femmes avant
Ne venaient pas puiser au grand puits solitaire.
Suis-je au chemin d'Olmutz ? dites là paysan ? » 
Celui qui monologue a la figure austère ;
Des bons frères d'Olmutz il porte le manteau.
Que signifie alors ce nouveau monastère ? 
Le jardinier perplexe un coude à son râteau
S'arrête. Ils se sont vus prunelles étonnées.
L'Angélus allemand chantait sur le coteau. 
Alfus gravit le seuil fait de pierres fanées
Comprenant qu'un miracle alors s'est opéré
Car il avait dormi cependant cent années. 
« Alfus... dit un vieux moine, au nom remémoré,
« Alfus... je me souviens, jadis étant novice,
D'avoir ouï causer de ce frère égaré. 
« Ce fut un moine doux qui n'avait pour délice
Que la paix, la prière et l'ardeur d'un saint feu.
Une aube il se perdit en bois, pour bénéfice. 
« Bien qu'on cherchât partout, qu'on remuât tout lieu,
Jamais put-on trouver son vestige en ces landes
Et le supposant mort on s'en tenait à Dieu ! » 
Alors le Saint levant les bras comme aux offrandes
Mourut, lavé du Doute. Il fut l'Élu choisi,
L'antique moine Alfus des illustres légendes. 
Pour nous, selon le gré du ciel, qu'il soit ainsi ! 



LE SUICIDE D'ANGEL VALDOR 

I

Le vieil Angel Valdor épousait dans la nef,
En Avril, sa promise aux yeux noirs, au blond chef. 
Le soleil harcelait de flèches empourprées
Le vitrail, ce miroir des Anges aux Vesprées. 
Et, partout, l'on disait en les voyant ainsi
S'en aller triomphants, qu'ils vivraient sans souci, 
Que leur maison serait comme un temple au dimanche
L'amour officiant dans sa chasuble blanche. 
Le sonneur, en Avril, épousait dans la nef
Sa jeune fiancée aux yeux noirs, au blond chef. 

II

Il eut pendant longtemps le coeur libre et joyeux
Et les roses d'hymen printanisaient ses yeux. 
Il vécut des baisers trop menteurs d'une femme
Jusqu'aux jours où son coeur se prit de doute infâme. 
Il demandait au ciel plus d'un gars à l'oeil brun
Qui le remplacerait quand il serait défunt, 
Et ferait bourdonner du haut de leurs tours grandes
Les cloches qu'il sonnait comme nul dans les landes. 
Il eut quand vint le Mai le coeur libre et joyeux
Et les roses d'hymen printanisaient ses yeux. 

III

Mais en Juin, le sonneur devint sombre soudain ;
Au soir il s'en allait souvent dans son jardin, 
Pensif, se promenant plein de peine et de doute...
On eût dit son convoi d'amour longeant la route. 
Il confiait à l'astre un peu de tout son mal
Le plus noir que l'envol noir du corbeau vespéral. 
Les soucis, la douleur terrassaient son courage,
Il se sentait gonfler de sourde et lente rage. 
En Juin ce fut pourquoi, comme cela soudain,
Il descendait au soir tout seul dans son jardin. 

IV

Le sonneur en Octobre eut son amour fané
Et s'en alla l'oeil fou comme halluciné. 
Son épouse adultère ah ! la folle hirondelle !
Avait fui à son âtre, au serment infidèle, 
Encercueillant l'amour du vieil Angel Valdor
Qui marchait dans la vie avec un grand coeur de mort, 
Lui laissant la maison silencieuse et vide
Pour les bouges lointains de la ville livide. 
À l'Octobre funèbre il eut l'amour fané
Et les macabres pas d'un pauvre halluciné. 

V

Après avoir sonné l'Angélus quelque soir,
Valdor prit l'escalier qui mène au clocher noir. 
Du bruit de ses sabots l'écho se fit des râles
Rauques parmi les tours sous les étoiles pâles. 
La basilique avait senti frémir ses flancs
Et ses vitraux étaient comme des yeux sanglants, 
Et les portes grinçant sur leurs gonds de ferrailles
Avaient comme un soupçon du glas des funérailles. 
Il sonna trois accords brusquement par ce soir
Où le sonneur monta dans l'affreux clocher noir. 

VI

Et Novembre est tombé dans les affligements !...
Voici le roman noir que je pleure aux amants... 
L'archevêque au matin montant aux tours maudites
Y resta longuement, les forces interdites, 
Devant le corps pendant au câble du beffroi,
Devant le corps crispé du pauvre sonneur froid. 
Le prêtre prononça des oraisons étranges
Pour cette âme enroulée aux doigts des Mauvais Anges, 
Pour le sonneur et pour l'épouse au coeur de fer
Dont Valdor dit les glas aux cloches de l'Enfer ! 



LES CHATS 

Aux becs de gaz éteints, la nuit, en la maison,
Ils prolongent souvent des plaintes éternelles ;
Et sans que nous puissions dans leurs glauques prunelles
En sonder la sinistre et mystique raison. 
Parfois, leur dos aussi secoue un long frisson ;
Leur poil vif se hérisse à des jets d'étincelles
Vers les minuits affreux d'horloges solennelles
Qu'ils écoutent sonner de bizarre façon. 


LE CHAT FATAL 

Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme
De morne idée, un chat fantôme
Soudain sur moi sauta,
Sauta sur moi de façon telle
Que j'eus depuis en clientèle
Des spasmes d'angoisse immortelle
Dont l'enfer me dota. 
J'étais très sombre et j'étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
Ce qu'ici-bas parfois délivre,
De nos âcres soucis.
Il me dit lors avec emphase
Que je cherchais la vaine phrase
Que j'étais fou comme l'extase
Où je rêvais assis. 

Je me levai dans mon encombre
Et j'étais ivre et j'étais sombre.
Lui vint danser au fond de l'ombre,
Je brandissais mon coeur :
Et je pleurais : démon funèbre,
Va-t-en, retourne en le ténèbre
Mais lui, par sa mode célèbre,
Faisait gros dos moqueur. 
Ma jussion le fit tant rire,
Que j'en tombai pris de délire,
Et je tombai, mon coeur plein d'ire
Sur le parquet roulant.
Le chat happa sa proie alerte,
Mangea mon coeur, la gueule ouverte,
Puis s'en alla haut de ma perte
Tout joyeux miaulant. 
Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
Que je tuerais, si la panique
Ne m'atterrait vraiment ;
Il rejoindrait mes choses mortes
Si j'en avais mains assez fortes
Ah ! mais je heurte en vain les portes
De mon massif tourment. 
Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre coeur que sa dent ronge
Et rongera tant que mensonge
Engouffrera les jours,
Tant que la femme sera fausse.
Puisque ton soulier noir me chausse,
Ô Vie, ouvre-moi donc la fosse
Que j'y danse à toujours ! 
Cette terreur du chat me brise ;
J'aurai bientôt la tête grise
Rien qu'à songer que son poil frise,
Frise mon corps glacé.
Et plein d'une crise émouvante
Les cheveux dressés d'épouvante
Je cours ma chambre s'évente
Des horreurs du passé. 
Mortels, âmes glabres de bêtes,
Vous les aurez aussi ces fêtes,
Vous en perdez les coeurs, les têtes,
Quand viendra l'hôte noir
Vous griffer tous comme à moi-même
Selon qu'il fit dans la nuit blême
Où je rimai l'étrange thème
Du chat du Désespoir ! 



LE SPECTRE 

Il s'est assis aux soirs d'hiver
En mon fauteuil de velours vert
Près de l'âtre,
Fumant dans ma pipe de plâtre,
Il s'est assis un spectre grand
Sous le lustre de fer mourant
Derrière mon funèbre écran, 
Il a hanté mon noir taudis
Et ses soliloques maudits
De fantôme
L'ont empli d'étrange symptôme.
Me diras-tu ton nom navrant,
Spectre ? Réponds-moi cela franc
Derrière le funèbre écran. 
Quand je lui demandai son nom
La voix grondant comme un canon
Le squelette
Crispant sa lèvre violette
Debout et pointant le cadran
Le hurla d'un cri pénétrant
Derrière mon funèbre écran. 
Je suis en tes affreuses nuits,
M'a dit le Spectre des Ennuis,
Ton seul frère.
Viens contre mon sein funéraire
Que je t'y presse en conquérant.
Certe à l'heure j'y cours tyran
Derrière mon funèbre écran. 
Claquant des dents, féroce et fou,
Il a détaché de son cou
Une écharpe,
De ses doigts d'os en fils de harpe,
Maigres, jaunes comme safran
L'accrochant à mon coeur son cran,
Derrière le funèbre écran. 



LA TERRASSE AUX SPECTRES 

Alors que je revois la lugubre terrasse
Où du château hanté se hérissent les tours,
L'indescriptible peur des spectres d'anciens jours
Traverse tout mon être et soudain me terrasse. 
C'est que mon oeil aux soirs dantesquement embrasse
Quelque feu fantastique errant aux alentours
Alors que je revois la lugubre terrasse
Où d'un château hanté se hérissent les tours. 
Au bruit de la fanfare une infernale race
Revient y célébrer ses posthumes amours,
Dames et cavaliers aux funèbres atours
À diurne éclipsés sans vestige de trace 
Alors que je revois la lugubre terrasse. 





LA VIERGE NOIRE 

Elle a les yeux pareils à d'étranges flambeaux
Et ses cheveux d'or faux sur ses maigres épaules,
Dans des subtils frissons de feuillage de saules,
L'habillent comme font les cyprès des tombeaux. 
Elle porte toujours ses robes par lambeaux,
Elle est noire et méchante ; or qu'on la mette aux geôles,
Qu'on la batte à jamais à grands fouets de tôles.
Gare d'elle, mortels, c'est la chair des corbeaux ! 
Elle m'avait souri d'une bonté profonde,
Je l'aurais crue aimable et sans souci du monde
Nous nous serions tenus, Elle et moi par les mains. 
Mais, quand je lui parlai, le regard noir d'envie,
Elle me dit : tes pas ont souillé mes chemins.
Certes tu la connais, on l'appelle la Vie ! 



SOIRS HYPOCONDRIAQUES 

Parfois je prends mon front blêmi
Sous des impulsions tragiques
Quand le clavecin a frémi, 
Et que les lustres léthargiques
Plaquent leurs rayons sur mon deuil
Avec les sons noirs des musiques. 
Et les pleurs mal cachés dans l'oeil
Je cours affolé par les chambres
Trouvant partout que triste accueil ; 
Et de grands froids glacent mes membres :
Je cherche à me suicider
Par vos soirs affreux, ô Décembres ! 
Anges maudits, veuillez m'aider !